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Fang LUO

Alexander von Humboldt : précurseur du concept de l’Anthropocène

Résumé

L’Anthropocène, concept désignant l’ère géologique marquée par l’influence humaine, est devenu un sujet central pour les sciences naturelles et sociales au XXIe siècle. Cette étude examine la contribution d’Alexander von Humboldt à la conceptualisation des interactions homme-nature, le positionnant comme précurseur de l’Anthropocène. L’analyse textuelle de son récit de voyage sur le lac Valencia révèle la vision écologique holistique de Humboldt, intégrant l’homme dans le réseau complexe de la nature, contrastant avec les conceptions anthropocentriques dominantes de l’Anthropocène. Cette perspective pionnière enrichit l’histoire de la pensée écologique et démontre la pertinence des travaux de Humboldt dans les débats contemporains sur l’Anthropocène.

Zusammenfassung

Das Anthropozän, ein Konzept zur Bezeichnung des geologischen Zeitalters, das durch menschlichen Einfluss geprägt ist, hat sich im 21. Jahrhundert zu einem zentralen Thema für Natur- und Sozialwissenschaften entwickelt. Diese Studie untersucht Alexander von Humboldts Beitrag zur Konzeptualisierung der Mensch-Natur-Interaktionen und positioniert ihn als Vorläufer des Anthropozän-Konzepts. Die Textanalyse seines Reiseberichts über den Valencia See offenbart Humboldts ganzheitliche ökologische Sicht, die den Menschen in das komplexe Netzwerk der Natur integriert und im Gegensatz zu den vorherrschenden anthropozentrischen Auffassungen des Anthropozäns steht. Diese Pionierperspektive bereichert die Geschichte des ökologischen Denkens und zeigt die anhaltende Relevanz von Humboldts Arbeiten für die zeitgenössischen Debatten über das Anthropozän.

Abstract

The Anthropocene, a concept designating the geological era marked by human influence, has become a central subject for natural and social sciences in the 21st century. This study examines Alexander von Humboldt’s contribution to the conceptualization of human-nature interactions, positioning him as a precursor to the Anthropocene concept. Textual analysis of his travel account on Lake Valencia reveals Humboldt’s holistic ecological vision, integrating humans into the complex network of nature, contrasting with the dominant anthropocentric conceptions of the Anthropocene. This pioneering perspective enriches the history of ecological thought and demonstrates the relevance of Humboldt’s work in contemporary debates on the Anthropocene.

Ce travail constitue une contribution partielle au projet de recherche en langues étrangères du Fonds de recherche en sciences sociales du Hunan (Chine), intitulé Études sur Alexander von Humboldt (23WLH07) ainsi qu’au projet pour jeunes chercheurs d’excellence du Département de l’éducation du Hunan (Chine), intitulé Études sur la pensée écologique d’Alexander von Humboldt (23B0057). Il a également bénéficié du soutien financier du Conseil national des bourses de Chine (Programme de formation internationale pour talents innovants 202306720006).

Au cours du XXIe siècle, l’émergence du concept d’Anthropocène a mis en lumière l’impact profond des activités économiques humaines sur la planète. L’un des aspects critiques de cette influence est la zone d’interface dynamique entre la lithosphère, l’atmosphère, l’hydrosphère et la biosphère, qui joue un rôle central dans la vie sur Terre. L’Amérique, avec ses étendues de forêts tropicales et ses richesses minérales, est un exemple emblématique de cette zone. Cette région, qui est le théâtre de processus vitaux, est également celle où l’empreinte humaine est la plus nette. L’étude de cette zone critique dans le contexte américain est particulièrement pertinente, car elle abrite une biodiversité exceptionnelle et reflète une histoire complexe d’exploitation des ressources.

Les sociologues allemands Ulrich Brand et Markus Wissen ont élaboré le concept d’Imperiale Lebensweise1, qui repose sur l’exploitation des ressources du Sud global. Cette pratique d’exploitation n’est pas récente : Elle remonte à la découverte des Amériques par Christophe Colomb au XVIe siècle et a connu une intensification marquée au XVIIIe et XIXe siècles, en parallèle avec la révolution industrielle. Durant cette période, de nombreux explorateurs, dont Alexander von Humboldt, ont contribué à révéler l’Amérique au monde occidental. Humboldt, qui a passé cinq ans dans cette région sous la domination coloniale espagnole, a été un témoin des premières exploitations de ses ressources.

Aujourd’hui, alors que l’ère de l’Anthropocène voit une consommation massive des ressources, il est crucial de réévaluer les écrits d’Humboldt sur l’Amérique à travers cette nouvelle perspective. Ses observations méticuleuses et son approche holistique de la nature nous offrent une vision précieuse des écosystèmes locaux à l’époque, avant que l’exploitation industrielle ne s’intensifie. En étudiant à nouveau ses travaux, nous pouvons non seulement mieux saisir les transformations endurcies par ces écosystèmes, mais également interroger notre propre interaction avec la nature à l’ère de l’Anthropocène, et ainsi envisager des stratégies pour la préservation et la restauration des écosystèmes en danger.

Cet examen se focalise particulièrement sur les observations de Humboldt concernant le lac Valencia au Venezuela, documentées dans son ouvrage Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent. Ces observations représentent l’un des premiers témoignages scientifiques des impacts anthropiques sur les écosystèmes. L’objectif ici n’est pas de réaliser une revue exhaustive de son œuvre, mais plutôt d’analyser les récits de Humboldt afin de mettre en exergue sa sensibilité à des concepts qui sont aujourd’hui au cœur de la compréhension de l’Anthropocène.

L’Anthropocène se présente avant tout une histoire de la révolution industrielle, et par extension, une narration énergétique. Crutzen et Stoermer2, en situant le début de l’Anthropocène au XVIIIe siècle, font allusion implicitement au dioxyde de carbone et au méthane, produits de la combustion du charbon utilisé dans la machine à vapeur inventée par James Watt en 1784. Ces émissions polluantes laissent des traces détectables dans les carottes glaciaires de nos jours. Cependant, cette narration ne se limite pas à l’invention de Watt.

En 1792, soit huit ans après celle-ci, Humboldt, alors âgé de 23 ans, entame une collaboration quinquennale au sein du département des mines du gouvernement prussien. L’une de ses missions principales consiste à extraire, à analyser et à promouvoir la tourbe (Torf) comme une ressource d’énergie alternative. Durant la révolution industrielle, l’exploitation massive des combustibles fossiles a entraîné des émissions considérables de gaz à effet de serre, tels que le dioxyde de carbone et le méthane. Humboldt proposait que, dans les régions où le charbon est rare, la tourbe pourrait servir de substitut pour alimenter les machines à vapeur.

L’Anthropocène représente également une remise en question fondamentale de l’ontologie occidentale, qui repose sur le dualisme. Dans cette optique, les travaux de plusieurs chercheurs contemporains offrent des perspectives éclairantes sur la contribution d’Alexander von Humboldt à cette réflexion. Stephen T. Jackson, dans Humboldt for the Anthropocene, soutient que les observations de Humboldt mettent en lumière l’intrication profonde entre l’humanité et la nature, soulignant l’influence considérable de l’homme sur le monde naturel et préfigurant ainsi les concepts modernes d’écologie et d’Anthropocène. Bien que n’explorant pas explicitement la relation entre Alexander von Humboldt et l’Anthropocène, Sabine Wilke dans son article Alexander von Humboldts Naturgemälde, oder : die Dramatisierung der Natur. Die kolonialen Wurzeln der Ökologie offrent une perspective complémentaire. Elle met en exergue la représentation humboldtienne de la nature comme une entité dynamique et expressive tout en rappelant que les explorations scientifiques de Humboldt en Amérique ont pu être influencées par une perspective colonialiste, un aspect crucial pour comprendre le concept d’Anthropocène d’aujourd’hui. Caroline Schaumann, quant à elle, affirme dans son article Humboldtian Writing for the Anthropocene que les œuvres de Humboldt ont préfiguré l’avènement de l’Anthropocène. Elle le considère non pas comme un inventeur de la nature, mais comme un observateur et écrivain perspicace, reconnaissant les interactions complexes entre l’humanité et la nature.

Mon point de vue s’appuie sur les analyses de ces prédécesseurs concernant Humboldt, mais j’adopte un regard éloigné3 sur la relation spécifique entre Humboldt et l’Anthropocène. Je soutiens que Humboldt n’a pas simplement contribué au discours de l’Anthropocène de manière unidimensionnelle, mais qu’il a fondamentalement transcendé la vision dualiste cartésienne de l’homme dominant et possédant la nature. Au sein de son vaste réseau de connaissances, il a élaboré une perspective alternative de l’Anthropocène. Pour étayer cette affirmation, je propose de revisiter son Voyages aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, de nous replonger sur les rives du lac de Valencia il y a plus de deux siècles, et de reconstruire rétrospectivement les observations de Humboldt sur l’Anthropocène.

Sous la colonisation espagnole, les vallées d’Aragua étaient renommées pour leur agriculture prospère et leurs paysages pittoresques. La densité de population dans cette région rivalisait à celle de la France, et une grande diversité de cultures y était cultivée, contribuant ainsi à l’image d’une région florissante, façonnée par l’influence de la civilisation européenne.

Lors de son arrivée dans les vallées d’Aragua en février 1800, Alexander von Humboldt fut immédiatement frappé par la particularité de leur situation géographique. Il entreprit alors de construire une image géographique complète et poétique, en passant du niveau macro à un niveau micro spatial. Dans ses écrits, il dépeint avec une grande précision les caractéristiques des montagnes, des collines, des rivières et des lacs, en soulignant leur localisation exacte. Cette approche méticuleuse lui a permis de mettre en relief les particularités géographiques des vallées d’Aragua et d’analyser leur influence sur le développement agricole et économique de la région.

Au nord, la Sierra Mariara les sépare des côtes de l’Océan ; vers le sud, la chaîne du Guacimo et de Yusma leur sert de rempart contre l’air embrasé des steppes. Des groupes de collines, assez hautes pour déterminer le cours des eaux, ferment le bassin à l’est et à l’ouest, comme des digues transversales. On trouve ces collines entre le Tuy et la Victoria, de même que dans le chemin de Valencia à Nirgua, et aux montagnes du Torito. Par cette configuration extraordinaire du sol, les petites rivières des vallées d’Aragua forment un système particulier, et dirigent leur cours vers un bassin fermé de toutes parts ; elles ne portent point leurs eaux à l’Océan, elles se réunissent dans un lac intérieur, et, soumises à l’influence puissante de l’évaporation, elles se perdent, pour ainsi dire, dans l’atmosphère.4

Le paysage géographique des vallées d’Aragua, dans son ensemble, révèle leur remarquable singularité. La topographie montagneuse, décrite précédemment, exerce une influence déterminante sur le cours des eaux. Lorsque ces eaux se rassemblent dans la vallée, elles créent un système hydrique unique, caractérisé par deux particularités principales. D’une part, le système jouit d’une protection offerte par les montagnes qui agissent comme des remparts et digues naturelles, constituant ainsi un système particulier, à part entière. D’autre part, il participe à un cycle hydrologique singulier, où l’eau circule dans la vallée, principalement sous l’effet d’une évaporation intense.

L’utilisation des mots remparts et digues forment un diptyque sémantique saisissant qui illustre d’emblée la tonalité que Humboldt imprime à son analyse : celle d’une interaction continue entre la nature et les activités humaines. Le terme remparts évoque une configuration géographique naturelle qui suggère la protection intrinsèque des établissements humains. En revanche, digues renvoie à une construction anthropique, symbolisant la capacité de l’homme à transformer le relief naturel. Cette juxtaposition lexicale place les objets et les hommes sur un même plan, préfigurant de manière étonnante la conception développée par Bruno Latour face à l’Anthropocène.

Humboldt énonce avec force que C’est de l’existence de ces rivières et de ces lacs que dépendent la fertilité du sol et le produit de la culture dans ces vallées.5 Cette phrase, d’une concision apparente, encapsule une vision dynamique du fonctionnement de la nature et offre une synthèse saisissante de la pensée écologique de Humboldt. En effet, les rivières et les lacs, façonnés par les barrières orographiques, sont les déterminants de la fertilité édaphique et, par conséquent, de la productivité agricole de la vallée. Ici, les interactions complexes entre la topographie, l’hydrologie, l’agriculture et l’économie sont mises en évidence par une observation minutieuse de la nature. Dans ce système que Humboldt décrit, initialement particulier, nous ne sommes plus en présence d’un monde copernicien où les objets sont des esclaves (Serres 1997, 303). Au lieu de cela, nous observons le rôle actif et déterminant des entités non-humaines dans la configuration et le fonctionnement du monde naturel. Cette perspective de Humboldt préfigure la conception de l’Anthropocène, où les activités humaines, bien que influentes, sont intégrées dans un système plus large où les facteurs non-humains jouent un rôle central.

L’aspect des lieux et l’expérience d’un demi-siècle ont prouvé que le niveau des eaux n’y est pas constant, que l’équilibre est rompu entre le produit de l’évaporation et celui des affluens. Comme le lac est élevé de 1000 pieds au-dessus des steppes voisines de Calabozo, et de 1332 pieds au-dessus de la surface de la mer, on a soupçonné des communications et des filtrations souterraines. L’apparition de nouvelles îles et la retraite progressive des eaux ont fait croire que le lac pourrait bien se dessécher entièrement. Une réunion de circonstances physiques si remarquables a dû fixer mon attention sur ces vallées, où la beauté sauvage de la nature est embellie par l’industrie agricole et les arts d’une civilisation naissante.6

Cependant, Humboldt emmène immédiatement les lecteurs dans une dimension à la fois temporelle et spatiale. Ses observations, qui s’étalent sur un demi-siècle, révèlent que le niveau de l’eau dans le lac de Valencia n’est pas constant, et que cet équilibre précaire a été perturbé. L’emploi de termes tels que « équilibre » et « rompu » sert de métaphore pour décrire l’impact des activités humaines sur la nature, en particulier durant la période de colonisation espagnole. Ces termes soulignent les changements dynamiques qui sont survenus dans ce système autrefois fermé, et la prévision de Humboldt concernant l’assèchement possibles des lacs démontre son acuité environnementale.

Bien que sa description des vallées comme étant des régions « émergentes » et non civilisées puisse refléter inévitablement une vision européocentrique du progrès, Humboldt reconnait que la beauté sauvage de ce paysage est embellie par l’agriculture et les arts de cette civilisation en émergence. Plus important encore, il manifeste avec une grande acuité dans la réception de l’impact des activités humaines sur la nature, une perspective qui pourrait être qualifiée d’« anthropocène ». Cette conscience écologique, bien en avance sur son époque, préfigure les préoccupations environnementales contemporaines et témoigne de la profondeur de sa pensée et de sa vision.

Humboldt pose une série de questions qui, au premier abord, semblent simplement naitre de sa curiosité scientifique. Cependant, une analyse plus approfondie révèle une intention plus complexe et profonde.

Mais ce ne sont pas seulement les beautés pittoresques qui ont rendu célèbres dans le pays les rivages du lac de Valencia ; ce bassin offre aussi plusieurs phénomènes, dont l’explication intéresse à la fois la physique générale et le bien-être des habitans. Quelles sont les causes de la diminution des eaux du lac ? Cette diminution est-elle aujourd’hui plus rapide qu’elle ne l’a été il y a des siècles ? Peut-on supposer que l’équilibre entre les affluens et les pertes va se rétablir bientôt, ou doit-on craindre que le lac disparaisse entièrement ?7

En posant ces questions, il vise à éveiller la conscience des lecteurs sur les changements environnementaux et à les inciter à une réflexion active sur les transformations du paysage. Lorsqu’il mentionne « la physique générale et le bien-être des habitants », Humboldt démontre qu’il perçoit déjà les liens intrinsèques entre les phénomènes naturels et les conditions de vie humaines. Il interroge « les causes de la diminution des eaux du lac », suggérant implicitement que des facteurs anthropiques pourraient être en jeu. Cette reconnaissance de l’influence humaine sur les systèmes naturels est au cœur de la notion d’Anthropocène. En comparant la situation actuelle à celle « il y a des siècles », Humboldt perçoit les changements environnementaux comme des processus s’étalant sur de longues périodes, établissant ainsi les bases d’une approche holistique des problèmes environnementaux.

Ses questions sur l’avenir du lac, telles que « Peut-on supposer que l’équilibre… va se rétablir bientôt, ou doit-on craindre que le lac disparaisse entièrement ? »8 révèlent une préoccupation pour les conséquences à long terme des changements observés. Cette perspective temporelle étendue est caractéristique de la pensée environnementale moderne. En soulevant ces questions, Humboldt suggère implicitement la nécessité d’une intervention ou d’une compréhension plus approfondie pour prévenir des conséquences potentiellement négatives.

Humboldt a de nouveau mis en évidence l’impact destructeur de l’homme sur la nature, qui peut atteindre le niveau de la « destruction ». Ce processus est décrit comme étant violent et potentiellement irréversible. L’expansion de l’agriculture humaine, marquée par l’accroissement de la culture de la canne à sucre, de l’indigo et du coton, a entraîné une diminution des sources et de tous les affluents naturels du lac de Valencia. L’utilisation du terme naturels par Humboldt souligne ici le contraste entre l’impact humain et les processus naturels préexistants. L’impact environnemental, motivé par l’économie humaine, est présenté comme durable et cumulatif, comme le montre l’exemple du lac de Valencia, où la destruction des arbres, avec l’accroissement de la culture du sucre, de l’indigo et du coton, les sources, et tous les affluents naturels du lac de Valencia ont diminué d’année en année.9 Cette phrase nous rappelle également que les problèmes anthropogéniques ne sont pas récents, mais sont ancrées dans des racines historiques profondes.

Depuis l’accroissement qu’a pris l’industrie agricole dans les vallées d’Aragua, les petites rivières qui se jettent dans le lac de Valencia ne peuvent plus être regardées comme des affluents pendant les six mois qui succèdent au mois de décembre. Elles restent à sec dans la partie inférieure de leurs cours, parce que les planteurs d’indigo, de cannes à sucre et de cafier ont fait de fréquentes saignées pour arroser les terres par des rigoles. Il y a plus encore ; une rivière assez considérable, le Rio Pao, qui naît à l’entrée des Llanos, au pied de cette rangée de collines que l’on appelle la Galera, mêloit jadis ses eaux à celles du lac en se réunissant au Caño de Cambury, dans le chemin de la ville de Nueva Valencia à Guigue. Le cours de la rivière étoit alors du sud au nord. A la fin du 17em siècle, le propriétaire d’une plantation voisine s’avisa de creuser sur le revers d’un coteau un nouveau lit au Rio Pao. Il détourna la rivière ; et après avoir employé une partie des eaux pour l’irrigation de son champ, il fit couler le reste, comme au hasard, vers le sud, en suivant la pente des Llanos […] C’est un phénomène assez remarquable que de voir, par la disposition particulière du terrain et l’abaissement de l’arrête de partage vers le sud-ouest, le Rio Pao se séparer du petit système de rivières intérieures auquel il appartenait primitivement, et communiquer, depuis un siècle, par l’Apure et l’Orénoque, avec l’Océan. Ce qui s’est opéré ici en petit par la main de l’homme, la nature le fait souvent elle-même, soit par des atterrissemens progressifs, soit par ces éboulements que causent de violents tremblements de terre.10

En un seul paragraphe, Alexander von Humboldt parcourt des siècles d’histoire et de vastes espaces géographiques, entrelaçant habilement observations scientifiques, événements historiques et réflexions philosophiques pour construire rétrospectivement un récit de conflit entre les éléments humains et non-humains. Sa description précise des détails rend tangibles les activités agricoles et les changements environnementaux concrets.

Avec une clairvoyance quasi prophétique, Humboldt note que l’être humain avait déjà entamé la transformation de son milieu naturel, en particulier dans cette zone critique, dès la fin du XVIIe siècle. Cette réflexion témoigne non seulement son acuité d’analyse historique, mais elle anticipe également le concept de l’Anthropocène, où l’humanité est considérée comme une force géologique. Les actions des planteurs, qui modifient le cours du Rio Pao pour irriguer leurs domaines et gèrent arbitrairement de l’excédent d’eau, illustrent à la fois la capacité de l’homme à transformer la nature et révèlent la myopie de ces actions, ainsi que leur négligence des impacts écologiques à long terme.

Ce qui s’est opéré ici en petit par la main de l’homme, la nature le fait souvent elle-même11, une métaphore que Humboldt emploi ici pour suggérer que ce que l’homme réalise à petite échelle, la nature le fait souvent à une échelle beaucoup plus grande. Cette idée souligne à la fois la puissance de l’action humaine et la possibilité pour l’homme d’imiter ou d’accélérer les processus naturels. Cette intuition trouve un écho dans les réflexions contemporaines sur l’Anthropocène, où l’impact de l’homme sur la planète est reconnu comme étant à la fois puissant et susceptible d’influencer les processus naturels.

Dans ce cas du lac de Valencia, Humboldt envisage un système particulier ou les humains et les rivières agissent tous deux, produisent des différences, en tant qu’acteurs dotés d’agentivité, une idée que Bruno Latour explore dans sa théorie de l’acteur-réseau. Cette approche décentralise l’homme de l’action, où le lac de Valencia, en tant que zone critique, peut être vu comme un nœud, un point de convergence semblable au quasi-objet de Michel Serres, au rhizome de Gilles Deleuze, ou au réseau d’acteurs dynamique de Bruno Latour, reliant l’homme à son environnement immédiat. Bien que toutes les lignes environnantes définissent l’existence de ce nœud, sur ce plan, l’importance du lac de Valencia transcende ces lignes et ses liens. Tel Hermès, Humboldt, agissant comme un messager, navigue entre les différentes composantes de la nature, tissant entre eux des liens qui montrent comment l’homme a été à la fois l’instigateur et, à son tour, le récepteur passif des changements survenus au lac de Valencia. Initialement, à la fin du XVIIe siècle, l’homme a été l’instigateur des changements, mais à l’époque de l’observation de Humboldt en 1800, il est devenu un récepteur passif de ces transformations.

Bruno Latour a déclaré en 2014 que « The point of living in the epoch of the Anthropocene is that all agents share the same shape-changing destiny, a destiny that cannot be followed, documented, told, and represented by using any of the older traits associated with subjectivity or objectivity. » Vivre dans l’époque de l’Anthropocène signifie que tous les agents partagent un destin métamorphique commun, un destin qui ne peut être suivi, documenté, raconté ou représenté en utilisant les anciennes caractéristiques associées à la subjectivité ou à l’objectivité.12 Cette déclaration met en avant l’idée que, dans l’ère de l’Anthropocène, les anciens paradigmes de subjectivité et d’objectivité ne sont plus suffisants pour comprendre les dynamiques complexes du monde. Cependant, contrairement à Latour, pour Humboldt, la nature reste la nature proprement dite, un nom sans être anthropomorphisé sous sa plume. Dans le réseau complexe formé par les éléments étroitement liés qui composent la nature, l’homme n’est qu’un point au sein d’un tissu de changements, agissant de manière égale aux autres facteurs. Chez Latour, en revanche, la nature est un verbe, un réseau d’acteurs en constante évolution, semblable à une entreprise dynamique avec des départements aux fonctions bien définies.

Le changement de perspective proposé par Humboldt dans ce passage révèle sa compréhension profonde de la multiplicité et de l’instabilité du sujet, ainsi que sa perception aiguë de l’incertitude et de la fragilité des relations homme-nature. Cette perspective entre en intertextualité avec le passage chez Michel Serres, qui cite l’Odyssée d’Homère : Pendant que Nausicaa lance la balle sur la plage à ses compagnes, Ulysse, jeté bas par la vague et par le ressac, arraché du naufrage, apparaît, nu, sujet, dessous. Enfant de la lame, enfant des passes de la balle.13 L’homme, comme Ulysse, est à la fois enfant de la vague et enfant des passes de la balle.

Humboldt observe la transformation de l’homme, passant d’instigateur des changements environnementaux à récepteur passif. La nature n’est ici que la balle dans les mains de Nausicaa, une métaphore qui établit un dialogue transcendant le temps et l’espace avec l’observation de Humboldt sur le changement de rôle de l’homme. Dans cette vision, l’homme est placé sur un pied d’égalité avec les roches, les lacs, les forêts et même la plantation du tabac. Cette perspective remet en question la pensée dualiste occidentale traditionnelle, où l’homme est souvent vu comme séparé de, et dominant sur, la nature. Humboldt reconnaît que, bien que l’homme ait un impact certain sur la nature, cet impact est le résultat d’interactions complexes avec d’autres éléments naturels, et non simplement une direction unilatérale de l’homme sur la nature.

Il est impossible d’assigner d’avance les limites plus ou moins étroites entre lesquelles un jour ce bassin des eaux se trouvera rétréci, lorsque l’équilibre entre le produit des affluents et le produit de l’évaporation et des filtrations sera entièrement rétabli. L’idée très-répandue, que le lac va disparoître entièrement, me parait chimérique. Si, à la suite de grands tremblemens de terre ou par d’autres causes également mystérieuses, dix années très-humides succédaient a de longues sécheresses ; si les montagnes se couvroient de nouveau de forêts, et que de grands arbres ombrageassent le rivage et les plaines d’Aragua, on verroit plutôt le volume des eaux s’accroître et menacer ces belles cultures qui resserrent aujourd’hui le bassin du lac.

Tandis que les cultivateurs des vallées d’Aragua craignent, les uns la disparition totale du lac, les autres son retour vers les bords délaissés, on entend agiter gravement la question à Caracas, si, pour donner plus d’étendue à l’agriculture, il ne seroit pas prudent de conduire les eaux du lac dans les Llanos, en creusant un canal de dérivation vers le Rio Pao. On ne sauroit nier la possibilité de cette entreprise, surtout en supposant l’emploi de galeries ou canaux souterrains. C’est à la retraite progressive des eaux qu’on doit les belles et riches campagnes de Maracay, de Cura, de Mocundo, de Guigue et de Santa-Cruz del Escoval, plantées en tabac, en canne à sucre, en cafier, en indigo et en cacaoyer ; mais comment douter un instant que c’est le lac seul qui répand la fertilité dans ces contrées. Sans cette masse énorme de vapeurs que la surface des eaux verse journellement dans l’atmosphère, les vallées d’Aragua seroient sèches et arides comme les montagnes qui les entourent.14

Dans cette vallée, le lac jouait un rôle essentiel pour l’agriculture locale, et les fluctuations de son niveau d’eau étaient une préoccupation majeure pour les habitants. Ils envisageaient même sérieusement de creuser un canal pour dévier les eaux lacustres vers les plaines agricoles. Cette attitude n’est guère différente de celle de l’homme moderne qui, plutôt que d’admettre l’évolution de sa relation avec son environnement, préfère souvent altérer la nature elle-même.

L’approche de Humboldt vis-à-vis de l’intervention technologique sur la nature se révélait particulièrement nuancée. Tout en reconnaissant la faisabilité technique de projets comme l’utilisation de tunnels souterrains ou de canaux pour acheminer l’eau de la rivière Pao vers les plaines, il souligne l’importance d’une réflexion approfondie et d’une attitude prudente. Il était conscient des conséquences imprévues potentilles de telles interventions et pensait que des actions humaines, notamment la restauration du couvert forestier montagneux, pourraient influencer le niveau de l’eau du lac. Humboldt reconnaissait la capacité humaine de contrôler et de transformer la nature à l’aide de technologies avancés. Toutefois, il plaidait pour une approche réflexive et dynamique pour évaluer si résoudre l’assèchement actuel du lac serait bénéfique à long terme.

La pensée de Humboldt se caractérise par une vision holistique et dynamique des phénomènes naturels, rejetant toute vision dualiste simpliste. Cette perspective est particulièrement claire dans son analyse de l’assèchement du lac Valencia, qu’il ne considère pas uniquement comme un phénomène négatif, mais plutôt comme un évènement à étudier dans son ensemble pour en comprendre les implications.

Au cœur de l’épistémologie humboldtienne se trouve la notion de mouvement perpétuel et d’interconnexion. Comme le souligne Ottmar Ette, pour Humboldt, Les espaces sont toujours des espaces de mouvement (Ette 2019, 47). Cette perspective reconnait que l’évolution constante est une caractéristique intrinsèque des éléments naturels et de leurs interactions. Ette developpe cette idée en décrivant :

At the core of the Humboldtian epistemology, which was in no small part developed in the infinite measurement sequences and rich store of field research described in the American Travel Journals, is a focus on the mobility and relationality of all objects on our planet. For Humboldt, everything on our rotating globe is subject to constant motion and transformation : land, water, air, mountains, high plateaus and lowlands, continents, islands and archipelagos, as well as plants, animals and, last but not least, humans with their perpetually changing cultures.15

Cette approche globale se manifeste de manière évidente dans le récit de Humboldt sur l’évolution du lac Valencia. Il suppose que la beauté des paysages vallonnés et la prospérité agricole de la région résultent partiellement du retrait progressif des eaux, offrant aux populations locales de nouvelles terres arables. D’un autre côté, il souligne l’importance vital du lac pour le maintien de l’équilibre écologique régional.

La vision de Humboldt va au-delà des effets immédiats, englobant les interactions complexes au sein de l’écosystème. Comme le note Ette, Humans must continue to adjust to the new paths and movements – and thereby to the changing conditions of life. Cela souligne la nécessité d’une adaptation continue face aux changements environnementaux, reflétant l’approche dynamique de Humboldt.

En effet, Humboldt considère la diminution du niveau lacustre non pas comme un événement isolé, mais comme un élément clé influençant l’intégralité de l’écosystème régional. Ces observations ont conduit Humboldt à élaborer un réseau de connaissances sophistiqué, reliant étroitement divers facteurs tels que le lac, le climat, l’agriculture, les activités humaines et la topographie. Dans ce système interconnecté, une multitude d’acteurs, humains et non-humains, interagissent de manière dynamique et complexe.

Le lac Valencia est un élément central de l’écosystème régional, fournissant l’eau vitale pour l’irrigation et soutenant la vie des animaux et des plantes. Ce lac peut être vu comme un quasi-objet qui facilite l’échange entre les humains et leur environnement naturel, établissant ainsi une relation d’interdépendance. Les humains dépendent du lac pour leur survie et leur bien-être, tandis que le lac dépend des humains pour sa conservation et sa gestion durable. De plus, le lac agit comme un espace intermédiaire, un lieu de convergence où les humains et leur environnement échangent de l’énergie et de l’information, symbolisé par un « espace d’équivalence où nait la langue, où nait son feu, où elle fait apparaitre les choses dont elle parle… » (Serres 1997, 67). Le lac est un lieu de rencontre entre les humains et non-humains, où tous les agents peuvent observer et apprendre sur les processus écologiques et les cycles de vie. Enfin, le lac Valencia impose également la nécessité de pratiques culturelles et sociales adaptées à cette région. Dans cette région, le lac Valencia favorise l’échange de pratiques entre les habitants, renforçant ainsi leur lien avec le lac et son écosystème.

Les habitants des vallées d’Aragua demandent souvent pourquoi le rivage méridional du lac, surtout la partie du sud-ouest vers Los Aguacates, est généralement plus ombragé et d’une verdure plus fraiche que le rivage septentrional ? Au mois de février, nous vîmes beaucoup d’arbres dépouilles de feuilles, près de l’Hacienda de Cura, a Mocundo et a Guacara, tandis qu’au sud-est de Valencia tout annonçoit déjà l’approche des pluies. Je pense que, dans la première partie de l’année, où le soleil a une déclinaison australe, les collines qui entourent Valencia, Guacara et Cura, sont brûlées par l’ardeur des rayons solaires, tandis que le rivage méridional reçoit, avec la brise, dès qu’elle entre dans la vallée par l’Abra de Porto Cabello, un air qui a passé le lac et qui est chargé de vapeurs humides. C’est aussi sur ce rivage méridional que se trouvent, près de Guaruto, les plus belles cultures de tabac de toute la province. On les distingue par les noms de primera, segunda ou tercera fundacion. D’après le monopole oppressif de la ferme, dont nous avons parlé en décrivant la ville de Cumanacoa, les habitans de la province de Caracas ne peuvent cultiver le tabac que dans les vallées d’Aragua (à Guaruto et à Tapatapa), et dans les Llanos, près d’Uritucu. Le produit de la vente est de cinq à six cent milles piastres ; mais l’administration de la régie est si énormément dispendieuse qu’elle absorbe près de 230,000 piastres par an. La capitainerie générale de Caracas, par son étendue et l’excellente qualité de son sol, pourroit, aussi bien que l’île de Cuba, fournir à tous les marchés de l’Europe ; mais dans son état actuel, elle reçoit, en contrebande, et le tabac du Brésil par le Rio Negro, le Cassiquiare et l’Orénoque, et le tabac de la province de Pore par le Casanare, l’Ariporo et le Rio Meta. Tels sont les effets funestes d’un système prohibitif qui s’oppose au progrès de l’agriculture, diminue les richesses naturelles, et tend vainement à isoler des pays traversés par les mêmes rivières, et dont les limites se confondent dans des espaces inhabités.16

Outre son approfondie analyse des variations du niveau d’eau du lac de Valencia, Humboldt a également mis en évidence l’impact des activités humaines sur ses rives. Humboldt a noté que la rive sud du lac bénéficiait d’un ombrage plus dense comparativement à la rive nord. En particulier en février, au moment de son arrivée, alors que la région était généralement en proie à la sécheresse, la région du sud-est du lac de Valencia était caractérisée par une humidité notable, coïncidant avec la saison des pluies. C’est sur cette rive sud, riche en humidité, que prospéraient les plantations de tabac les plus florissantes de cette province colonisée par l’Espagne.

Humboldt avait préalablement décrit le système draconien de monopole du tabac imposé par l’administration coloniale espagnole à Cumanacoa dans le tome I. En observant la différence marquée entre les cultures agricoles des rives nord et sud du lac de Valencia, Humboldt renforce sa critique virulente de cette politique, qu’il dépeint comme un monopole oppressif. Ce système, en limitant les zones de culture et la production, permettait au gouvernement de maintenir un contrôle total sur l’ensemble de la chaîne de production. Cette concentration de la production a entraîné une profonde restructuration de la main-d’œuvre et a considérablement influencé l’échelle et les méthodes de culture du tabac, ce qui a modifié l’utilisation des terres et réduit la diversité agricole. Comme le souligne le texte, les habitants de la province de Caracas étaient contraints de limiter la culture du tabac à des zones spécifiques telles que la vallée d’Aragua et les plaines de Llanos.

Le défrichement effectué par les autorités pour préparer les terres à la culture du tabac a entraîné une réduction des ressources naturelles, déstabilisant ainsi l’équilibre écologique et le climat. La culture du tabac, exigeante en termes d’irrigation et épuisante pour les sols, a provoqué, par son intensif développement, des modifications des propriétés des sols et un impact notable sur les ressources en eau. Ces activités locales de culture du tabac ont eu des répercussions à une échelle plus grande, démontrant comment des politiques économiques à court terme peuvent engendrer des conséquences environnementales à long terme.

La baisse du niveau d’eau du lac de Valencia apparaît sous la plume de Humboldt comme un processus complexe, un quasi-objet typique à la fois issu de phénomènes naturels et profondément marqué par l’empreinte socio-économique. La culture du tabac dans cette vallée se révèle être une activité anthropique parasite de l’écosystème lacustre, en exploitant ses ressources tout en modifiant le système hôte. Cette approche intégrée de Humboldt est résumée par Ottmar Ette, qui souligne que :

Auch wenn damit die Idee des Anthropozäns (…) keineswegs vorweggenommen ist : Der Mensch steht bei Humboldt stets im Schnittpunkt eines Natur und Kultur vernetzenden Denkens, in dem alles auf unserem Planeten mit allem in Beziehung tritt oder doch zumindest treten kann.17

Cette vision de Humboldt, qui place l’homme au cœur d’un réseau complexe d’interactions entre la nature et la culture, trouve aussi un écho dans la métaphore poétique de Michel Serres « la fleur rouge écarte les tigres, et le rameau d’or n’est pas loin. » (Serres 1997, 303). Cette image évocatrice illustre la manière dont Humboldt perçoit les interventions humaines dans l’écosystème du lac de Valencia : comme des actions qui, tout en modifiant l’environnement naturel (écarter les tigres), ouvrent de nouvelles possibilités d’interaction et de compréhension (le rameau d’or).

Dans la conception écologique de Humboldt, l’humanité est perçue comme partie intégrante de la nature, au même titre que les forêts et la végétation, plutôt que comme une entité transcendante dominant celle-ci. Humboldt insiste sur le fait que l’influence humaine sur l’équilibre dynamique de l’écosystème s’exerce principalement à travers ses interactions avec les éléments naturels tels que les montagnes, les rivières, la flore et l’atmosphère. Cette perspective, qui intègre profondément l’humanité dans son milieu naturel, présente une analogie saisissante avec le mythe cosmogonique chinois de Pangu.

Ce mythe narre la genèse de l’univers : Pangu, brandissant sa hache colossale, fend le chaos primordial, se positionne entre le yin et le yang, et soutient de son corps le ciel et la terre, réalisant ainsi leur séparation. La légende rapporte que durant les dix-huit millénaires suivants, Pangu croît conjointement avec le ciel et la terre, pour finalement se métamorphoser en la source de toute chose dans le monde.18 Ce récit est particulièrement significatif car il ne dépeint pas Pangu comme une force antagoniste au ciel et à la terre, mais plutôt comme un médiateur essentiel entre ces entités qui, après avoir accompli sa mission créatrice, se réintègre à la nature, devenant ainsi une composante organique du monde.

Bien que Humboldt n’ait atteint que les confins de la Chine lors de sa dernière expédition en Asie centrale, ses idées ont traversé les frontières géographiques et engendré une intertextualité avec la philosophie chinoise ancestrale. Cette perspective revêt une importance qui dépasse le cadre de l’écologie, car elle interroge la manière dont l’humanité se repositionne vis-à-vis de la nature. Elle remet en question la vision anthropocentrique séculaire et prône une compréhension plus holistique, du monde, offrant ainsi une piste de réflexion prometteuse face à la crise écologique actuelle de l’Anthropocène.

Le lac dans la vallée la plus fertile de l’époque de Humboldt est désormais gravement pollué, les forêts tropicales d’Amérique décrites dans ses trente volumes font face à une perte de biodiversité végétale, et les montagnes d’Asie centrale, décrites par Humboldt, ont vu leur géomorphologie transformée par l’exploitation humaine. Le sommet des montagnes qui portent son nom voit sa neige fondre. Pourtant, malgré que la disparation d ces paysages naturels décrits par Humboldt, la vision holistique de Humboldt continue de rappeler l’interconnexion de tout ce qui existe (Alles ist Wechselwirkung). L’Anthropocène émerge de ces interactions, et même si le récit moderne est souvent négatif et entropique, la possibilité d’un avenir différent se dessine, car il n’est jamais trop tard pour réchauffer notre vision du monde et inverser la tendance. Humboldt, l’un des précurseurs du concept de l’Anthropocène, écrivant sur le lac de Valence à Paris il y a plus de deux cents ans, nous a offert une perspective différente. Pour saisir pleinement les subtilités de la pensée holistique de Humboldt sur l’Anthropocène, il est nécessaire de se décentrer de notre époque et d’entreprendre un exercice d’imagination qui transcende le temps et l’espace. Cette approche éclaire notre chemin vers un Anthropocène en mouvement, nous invitant non pas à capitaliser sur la Terre, mais à transmuer l’âge de l’Homme en âge du Nous, où l’Humain et la Nature s’entrelacent dans une harmonie cosmique. Notre rôle évoluerait alors : de conquérants éphémères, nous deviendrions les architectes subtils d’un équilibre universel, tissant la trame d’un avenir où chaque fil de vie résonne avec l’essence même du cosmos.

Bibliography

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1 Brand, U., and M. Wissen. Imperiale Lebensweise : Zur Ausbeutung von Menschen und Natur in Zeiten desglobalen Kapitalismus. oekom. (2017). Voir aussi Saito Kohei, Capital in the Anthropocene, Tokyo : SHUEISHA, (2020) et sa version chinoise 斋藤幸平,《人类世的资本论 »》,王盈译,上海 :上海译文出版社,2023,16. (Zhai Teng Xing Ping, Ren lei shi de zi ben lun, wang ying yi, Shanghai : Shanghai yi wen chu ban she, 2023, di 16 ye.)

2 Crutzen and Eugene F. Stoermer, « The ‹ Anthropocene › », in : Global Change Newsletter, 41 (2000), pp. 17–18. Aussi dans Paul J. Crutzen and the anthropocene : A new epoch in earth’s history (2021), pp. 19–21.

3 Lévi-Strauss, Claude. Le regard éloigné : avec 1 carte et 3 diagrammes dans le texte. FeniXX, 1983.

4 De Humboldt, Alexandre. Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799, 1800, 1802, 1803 et 1804 par Al. De Humboldt et A. Bonpland. Paris : Librairie chez N. Maze, 1819, p. 65.

5 Ibid.: p. 65.

6 Ibid.: pp. 65–66.

7 Ibid.: pp. 67–68.

8 Ibid.: p. 68.

9 Ibid.: p. 73.

10 Ibid.: p. 75.

11 Ibid.: p. 75.

12 Latour, Bruno, « Agency at the Time of the Anthropocene ». New Literary History, 45(1), 2014, p. 15.

13 Serres, Michel, le Parasite, Paris, Hachette, 1997, p. 305.

14 De Humboldt, Alexandre. Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799, 1800, 1802, 1803 et 1804 par Al. De Humboldt et A. Bonpland. Paris : Librairie chez N. Maze, 1819, pp. 76–77.

15 Ette, Ottmar. « The Birth of Landscape from the Spirit of Theory : Alexander von Humboldt’s Artistic and Scientific American Travel Journals. » dans Routledge Research Companion to Landscape Architecture, hrsg. von Ellen Braae und Henriette Steiner. London : Routledge, 2019, p. 48.

16 De Humboldt, Alexandre. Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799, 1800, 1802, 1803 et 1804 par Al. De Humboldt et A. Bonpland. Paris : Librairie chez N. Maze, 1819, pp. 82–83.

17 Ette, Ottmar, « Natur und Kultur : Lebenswissenschaftliche Perspektiven Humboldt’scher Wissenschaft » in Horizonte der Humboldt-Forschung, Natur, Kultur, Schreiben, Georg Olms Verlag, 2016, p. 37.

18  :《中 》,成  : 1993 ,第 73–75 页。(Yuan Ke, Zhong guo shen hua tong lun, Chengdu : Ba shu shu she, 1993 nian, di 73–75 ye.) Voi aussi Wang Mingming, « Some Turns in a ‹ Journey to the West › : Cosmological Proliferation in an Anthropology of Eurasia », Tsinghua Journal of Social Sciences, vol 1(2), 2017, p. 26, et dans Journal of the British Academy, vol. 5, 2017, pp. 201–250.

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